Né à Bordeaux en 1875, de tempérament solitaire, Albert Marquet manifeste très tôt un don pour le dessin. Sa mère va l’encourager en faisant le choix généreux et courageux de tout quitter pour l’emmener vivre à Paris. Elle l’inscrit aussitôt à l’École nationale des arts décoratifs où, en 1892, il fait la connaissance d’Henri Matisse, de six ans son aîné…

À la fin de l’année 1893, Albert Marquet entre dans la classe de Gustave Moreau aux Beaux-Arts. C’est dans cet atelier qu’il retrouve Matisse et se lie d’amitié avec Henri Manguin, Georges Rouault, Jules Flandrin, puis Charles Camoin qui formeront désormais son petit cercle d’amis fidèles. Avec eux, il s’engage dans l’aventure du fauvisme. Ce mouvement relativement éphémère n’est pas articulé autour d’un corpus théorique ou d’un manifeste. Il s’agit d’une forme de synthèse des avant-gardes qui, à partir de 1886, ont procédé de l’éclatement de l’impressionnisme.
Albert Marquet – Peintre de la Seine (extrait du texte d’introduction au catalogue)

Exposition Albert Marquet – Les bords de Seine, de Paris à la côte normande
Du 13 octobre au 16 février
Musée Tavet-Delacour
4 rue Lemercier à Pontoise
Du mercredi au dimanche
De 10h à 12h30 et de 13h30 à 18h
Tél 01 30 38 02 40
museetavet@ville-pontoise.fr
 
On constate que Marquet, insensible à la dimension abstraite et autonome de la touche, l’un des enjeux majeurs en ce passage du XIXe au XXe siècle, a immédiatement trouvé son univers. Il ne remettra jamais en question cette intuition initiale, si bien que son œuvre affirmera une grande homogénéité. Les théories le laissent indifférent. Il ne fait pas de la peinture un combat d’idées mais une poétique de la réalité. Ce qui frappe surtout chez lui, c’est son sens aigu de l’observation, la rapidité et l’économie de moyens avec lesquelles il croque une figure, un personnage ou note les lignes dominantes d’un paysage. Son écriture picturale, étonnamment fluide, est mise au service d’un sens de l’espace spontanément elliptique.

De son enfance bordelaise solitaire et rêveuse comme de ses séjours sur les bords du bassin d’Arcachon, Marquet conservera toute sa vie une attirance pour l’eau. Le Paris qu’il aima tant est celui des quais de Seine animés, le seul fleuve français à ses yeux. Quand, très tôt, des galeries l’exposent et le prennent sous contrat (Berthe Weill dès 1902, et surtout Druet et Bernheim-Jeune à partir de 1904 et 1906), il se lance dans d’innombrables voyages. Ce sont toujours les ports, les côtes, les cours d’eau qui retiennent son intérêt. Marquet est autant le peintre de Paris et de la Seine que le peintre des rivages et des ports, de Rotterdam jusqu’au Bosphore. Il se partageait entre les lumières vives du Midi et de l’Afrique du Nord et les gris argentés des berges de la Seine, suivant un rythme saisonnier interrompu seulement par la Première Guerre mondiale, qui le retiendra le plus souvent à Marseille, puis par la Seconde, qui le vit s’installer à Alger plusieurs années.

Si deux expositions à Paris ont rendu hommage à Albert Marquet, peintre de Paris et des ports, de l’Atlantique et de la Méditerranée, l’une en 2005 au musée Carnavalet, l’autre en 2008 au musée national de la Marine2, aucune exposition n’avait encore réuni ses œuvres réalisées sur les bords de Seine. Elle fut cependant son véritable havre où, toujours, ses voyages le ramenaient. Marcelle Marquet, son épouse attentive et son historiographe le plus sensible, rapporte avec quelle émotion il retrouva son cher fleuve, de retour d’Algérie en 1945. « Ce spectacle, qui s’offrait nuit et jour aux yeux de Marquet, avait de quoi l’émouvoir. Il ne s’en lassa jamais. Je me souviens de notre retour à Paris en 1945 après cinq années d’absence. La porte de notre appartement à peine franchie, il se dirigea vers la plus belle fenêtre, celle qui dans son atelier domine le Pont-Neuf, et sans prononcer un mot, à pleins yeux il regarda le fleuve qu’il aimait et les quais dont il connaissait la moindre inflexion ». C’est bien la Seine, dans ses innombrables et larges boucles de Paris jusqu’à son embouchure, qui formait sa véritable patrie.
 
Entre 1908 et 1911, Marquet séjourne épisodiquement à Poissy, Villennes-sur-Seine et Conflans-Sainte-Honorine. En 1919, il revient dans la région, à Herblay, d’où il découvre les coteaux du village de La Frette-sur-Seine non loin de Pontoise. En 1929, il est de nouveau à Poissy et, en 1931, il travaille à Triel. Marquet resta fidèle à la région et, en 1939, il fit l’acquisition à La Frette d’une maison-atelier où, après son retour d’Algérie, il devait revenir séjourner longuement durant les derniers mois de sa vie, choisissant d’y être inhumé. Il se reconnaissait dans ce village fluvial dont les courbes douces façonnées par la Seine dégagent de larges perspectives apaisantes.

De nombreux auteurs ont souligné l’empathie qui unissait l’homme, profondément méditatif, et la mobilité de l’eau et des ciels qui caractérise son art. Marcelle avait observé avec sa clairvoyance d’écrivain qu’il avait « en horreur, comme d’un mensonge, de ce qui prenait l’apparence du définitif ». L’impermanence de toute chose qui se traduit chez Marquet par sa position d’éternel observateur, une position héritée d’une enfance tenue à l’écart en souffrance, rejoint l’essence de son art comme de son caractère dans ce qu’ils ont de plus intimement indissociable : la fluidité du temps qui s’écoule et la fluidité de sa technique picturale. Si l’homme est presque toujours présent dans les paysages de Marquet, il n’est que de passage ; il n’exerce pas son autorité sur la nature. Les bateaux peuvent aller et venir avec leurs panaches de fumée, leur activité est inscrite dans une dimension éphémère, une douce fluctuation, une vie sans vanité dont l’artiste peut jouir avec autant d’acuité que de désengagement. Il n’y a pas d’autres enjeux dans les paysages de Marquet que le temps qui passe, un sentiment sourd et imperceptiblement mélancolique. C’est un joueur d’échecs, un esthète qui guette la vie avec malice, sachant en apprécier avec détachement les figures de style.

Marquet, bien qu’issu du fauvisme, joue sur une gamme chromatique réduite. Il travaille en aplats rapidement brossés. Ses vues du quai de Paris et du pont Boieldieu usent d’un nombre réduit de couleurs secondaires. Les formes y sont cernées par son trait sombre et souple. Comme souvent, les compositions de Marquet reposent sur de fortes lignes qui dressent la perspective. C’est le dessin chez Marquet et non les jeux de couleurs qui établit la profondeur. Cette conception de la peinture « dessinée au pinceau » va dominer toute son œuvre.

Il y a chez Marquet des simplifications du geste qui forçaient l’admiration de son ami Matisse. La virtuosité de Marquet pour le trait, le croquis rapide est inégalée. Avec le pinceau, il fait de même et brosse personnages, voitures, bus, navires de toutes sortes avec une économie de moyen stupéfiante, qui appartient plus à l’art du dessinateur qu’à celui du peintre. Cette dextérité calligraphique de l’encre appliquée à l’huile nous fait songer parfois, au-delà d’une parenté avec Hokusai, à la peinture chinoise.

Aujourd’hui, l’art de Marquet doit être approché au-delà d’une lecture critique à l’aune des avant-gardes de la première moitié du XXe siècle. La présence forte d’un ensemble de trois peintures de l’artiste dans le cadre de la rétrospective « Edward Hopper », au Grand Palais, est peut-être le signe que le moment est venu d’une redécouverte de son œuvre.
Christophe Duvivier – Directeur des musées de Pontoise